Séance 6 : Épistémologie

 

Lucie Boël (Université Jean-Moulin Lyon 3) : "Représenter l’ignorance et sa pluralité : une nouvelle conception"

La prise de conscience de l’importance de l’ignorance en sciences a mené à la prolifération d’études sur l’ignorance dans les années 1990 (Wehling, 2021) et en particulier au cours de la dernière décennie. De nombreuses approches, notamment de l’ignorance scientifique, ont été développées en sciences humaines et sociales et ont toutes pour point commun la concentration sur ses sources et ses implications, qu’elles soient scientifiques, sociales ou politiques.

Si le réseau complexe de facteurs qui expliquent pourquoi nous sommes ignorants de certaines choses est progressivement mis au jour, nous ne savons toujours pas ce qu’est l’ignorance. Or, si nous voulons comprendre ce qu’est l’ignorance ainsi que l’influence qu’elle peut avoir sur nos actions — notamment dans la recherche scientifique — il est nécessaire, dans un premier temps, d’analyser le concept même d’ignorance.

Depuis les années 2010, certains chercheurs en épistémologie œuvrent à pallier cette limite en étudiant les conditions nécessaires et suffisantes de l’ignorance. Les conceptions les plus connues sont la Standard View de Le Morvan (2011, 2013, 2022) qui voit en l’ignorance un défaut ou une absence de connaissance (comme croyance vraie justifiée) et la New View de Peels (2009, 2011, 2012) qui considère l’ignorance comme un défaut ou une absence de croyance vraie.
L’ignorance serait donc le complément soit de la connaissance, soit de la croyance vraie.

Ces conceptions font cependant face à des limites communes dont émergent des implications contradictoires ou encore contre-intuitives, faisant obstacle à une analyse détaillée de cas d’ignorance concrets. Comment donc représenter l’ignorance et sa pluralité sans aboutir à des contradictions, tout en respectant l’intuition ?

Dans un premier temps, nous présentons la Standard View, la New View et leurs limites. Nous argumentons que pour être adaptées à l’étude de situations d’ignorance ces conceptions doivent, entre autres,
(a) rendre compte du lien nécessaire entre l’état d’ignorance et un sujet épistémique,
(b) inclure les situations où l’ignorance est absolue et pas seulement relative (Girel, 2017) et
(c) proposer une analyse des autres types d’ignorance et pas seulement de l’ignorance propositionnelle (à propos de la valeur de vérité d’une proposition).

Nous proposons ainsi une conception plus compréhensive et enrichie de l’ignorance, en nous appuyant sur la méthode de l’ingénierie conceptuelle telle que la conçoit Chalmers (2020). Il s’agit d’élaborer une définition de l’ignorance en partant de l’intuition et de l’usage commun qui est fait du terme avant d’évaluer son adéquation et, éventuellement, de recalibrer le cadre conceptuel si sa confrontation à des cas concrets met en lumière une inadéquation de la définition.

Enfin, à partir de cette nouvelle conception, nous proposons l’analyse de deux autres types d’ignorance et de leurs liens : les ignorances objectuelle (qui concerne un objet tel qu’une personne, un lieu, une expérience, etc.) et procédurale (à propos d’un savoir-faire). En allant dans ces détails conceptuels, un tel cadre peut nous guider dans l’étude de cas concrets d’ignorance scientifique en pointant les éléments clés qu’il nous faut identifier dans ces situations, donc nous permettre de mieux comprendre la richesse et la complexité de l’ignorance ainsi que son influence sur les pratiques de recherche.

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